« Il y a parfois une amnésie collective concernant les réussites des Noirs en Amérique », raconte Inger Tudor, l’actrice principale de Voodoo Macbeth. Car le premier grand succès d’Orson Welles n’était pas Citizen Kane, mais en tant que metteur en scène de Voodoo Macbeth, en 1936. Cette première mise en scène d’une pièce de Shakespeare avec une troupe exclusivement composée d’acteurs noirs a fait date dans l’Histoire du théâtre afro-américain. Cette épopée incroyable est au centre du magnifique film Voodoo Macbeth, projeté en première européenne ce vendredi 2 septembre à l’ouverture du festival Fifda à Paris.
Le Festival international des films de la diaspora africaine (Fifda) présente du 2 au 4 septembre à Paris (et du 4 au 6 septembre en ligne) onze films inédits, dont la production phare de cette douzième édition : Voodoo Macbeth, du réalisateur américain d’origine éthiopienne Dagmawi Abebe. Rencontre avec l’actrice principale Inger Tudor, qui a déjà remporté plusieurs prix pour son interprétation percutante du personnage mythique Rose McClendon
Inger Tudor : Elle a rencontré Orson Welles avec son coproducteur John Houseman. Ils faisaient partie du Negro Theatre Unit, un projet fédéral lancé dans le cadre du New Deal du président américain Roosevelt durant la Grande Dépression des années 1930 pour aider les artistes en difficulté. Quand Houseman et McClendon ont vu Orson Welles, je pense qu’ils se sont dits : « Qui est ce jeune ? » Orson Welles n’avait que 20 ans et pas d’expérience professionnelle. Il avait dirigé une pièce au lycée et une autre pendant l’été, mais il n’avait aucune réputation en tant que metteur en scène. Welles était juste un acteur, mais McClendon et Houseman étaient très convaincus d’avoir fait le bon choix. À cette époque, faire une production d’une pièce de Shakespeare avec une distribution entièrement noire était un si grand projet et un si grand défi qu’ils cherchaient vraiment quelqu’un de très audacieux.
Dans le film, vous incarnez Rose McClendon. Qui était cette femme lorsqu’elle a lancé le projet Macbeth pour le Negro Theatre Unit du Lafayette Theatre à Harlem, à New York ?
À ce moment-là, elle était une diva de Broadway. Ses débuts professionnels à Broadway remontent à 1919. Après, elle y a travaillé de manière assez régulière jusqu’à sa mort en 1936. Son dernier rôle [avant son rôle de femme du roi dans Voodoo Macbeth qu’elle a dû abandonner pendant les répétitions à cause de sa maladie, NDLR] fut en 1935 dans Mulatto de Langston Hughes qui avait écrit le rôle pour elle. Elle a fait 375 représentations avant d’être atteinte d’une pneumonie. Elle était très connue et respectée. D’après les recherches que j’ai effectuées, il semble que toutes les pièces qu’elle a jouées ont toujours été bien accueillies, de même que ses représentations. Elle fait partie des légendes du théâtre de Broadway de cette époque.
Pourquoi Orson Welles a-t-il considéré Voodoo Macbeth comme « le plus grand succès de [s]a vie » ?
Je pense, parce que toutes les représentations ont été jouées à guichets fermés. Puis, la pièce est partie et a très bien marché en tournée aux États-Unis. Par la suite, Welles a été très bien accueilli par la critique pour ses autres projets, mais je pense qu’ils n’ont pas eu autant de succès en termes de public et de recettes. C’est en partie pour cela qu’il considérait cette pièce comme son plus grand succès.
Orson Welles suivait une approche très radicale pour sa mise en scène de Shakespeare, avec une distribution entièrement noire, avec des acteurs noirs qui n’étaient pas vraiment des acteurs, parce que Welles embauchait aussi un électricien, un liftier, une chanteuse, un champion de boxe… En plus, il a transposé la pièce d’Écosse en Haïti pour en faire une version vaudou, avec des masques africains… Dans le film, un politicien condamnait la pièce comme « non américaine » et il y a eu beaucoup de protestations devant le théâtre. De quelle sorte de protestations s’agissait-il ?
Une partie des protestations était liée à l’objectif du Negro Theatre Unit, de donner des droits aux gens. Une autre préoccupation était qu’Orson Welles n’allait pas embaucher suffisamment de Noirs. Le quartier de Harlem était majoritairement noir, donc on attendait qu’il donne la parole aux Noirs de Harlem. Certains craignaient même qu’il aille maquiller des Blancs en Noirs avec des « blackface ». Bref, il y avait toutes sortes d’inquiétudes concernant cette pièce de théâtre et les intentions d’Orson Welles.
Cette pièce est devenue une référence dans l’histoire du théâtre afro-américain. Pourtant, chaque fois que quelqu’un parle du premier grand succès d’Orson Welles, il cite Citizen Kane que Welles a tourné quatre ans après Voodoo Macbeth. Pourquoi Voodoo Macbeth est-il tombé dans l’oubli ?
C’est une grande question. Il y a tellement de raisons. Compte tenu de l’époque et les tensions raciales aux États-Unis, cela a été peut-être supplanté par le Mouvement des droits civiques. Mais je ne sais pas. Et même si la pièce a eu un grand succès pendant sa tournée, je ne sais pas si elle était bien reçue par le public blanc du pays. À cette époque, beaucoup de choses produites avec et par des acteurs noirs dans le domaine du théâtre ont été reléguées à Harlem ou dans des zones très spécifiques, comme certains quartiers de Detroit ou des quartiers principalement noirs de Chicago. Pour cela, les gens n’associent pas Voodoo Macbeth à Orson Welles. Dans la conscience collective, cela ne fait pas partie de l’histoire de l’Amérique.
Moi, par exemple, je ne connaissais même pas Rose McClendon avant de faire la lecture du texte pendant la préparation du film Voodoo Macbeth. Et j’ai vécu à New York pendant neuf ans. Je n’arrivais pas à croire que je n’avais jamais entendu parler de cette femme qui était littéralement une diva de Broadway. Je pense simplement que, jusqu’à une certaine époque, il y a parfois une amnésie collective concernant les réussites des Noirs en Amérique.